Création de Katia Kola
Laurence vient chaque mois de Tours pour participer la formation “professeur de Yoga” proposée par Spicy Note à La Ciotat. Ces rencontres sont toujours l’occasion d’échanges très riches. C’est ainsi qu’elle en est venue un jour à évoquer son premier contact avec le chamanisme, il y a une vingtaine d’années. Cette expérience hors normes, elle n’est pas près de l’oublier. Journaliste de métier, Laurence l’a relatée dans un article, qu’elle nous a gentiment confié.
Esprit, es-tu là ?
Il y a des rendez-vous dont vous ignorez la finalité. Des rencontres dont vous n’attendez rien de précis mais que vous devinez nécessaires. Vous ne savez pas pourquoi, vous sentez juste qu’ils sont essentiels. C’est dans cet état d’esprit que je me suis présentée chez le Chamane Yak. Plus que la simple curiosité ou l’envie de raconter à mes amis une expérience hors norme, je me laissais guider par les micros alertes qui vibraient en moi et me poussaient à entrer en relation avec l’intercepteur des esprits.
Conditionnée par ma culture occidentale, j’attendais sans doute que la rencontre se déroule au fond d’une pièce sombre, éclairée à la seule lueur d’une bougie, et plongée dans un silence que l’on qualifierait chez nous « de religieux ». Le temple Hindouiste de Yak, attenant à sa maison, ouvert au grand jour, déborde de vie. Devant, une vieille femme accroupie sur une marche, les genoux à la hauteur des épaules, souplesse thaï innée ou éduquée depuis l’enfance, découpe des fruits. En alerte, les oiseaux guettent la moindre parcelle de graines pour en faire un festin. Un chien faussement amorphe se prélasse sur la table du jardin.
Suspendu entre deux arbres, le linge se gorge des rayons du soleil. Des arbres, des fleurs, des plantes, un tuyau d’arrosage à même le sol, des tongs dispersées qui restent sur le pas de la porte. Scène ordinaire de la vie calme et tranquille de la campagne thaïlandaise. D’un mouvement lent, le chien descend de sa tour d’observation, se dirige vers moi, plante son regard hospitalier dans le mien, renifle et retourne à sa vacuité spirituelle. Yak, le chamane, dans son habit blanc d’apparat, s’avance vers moi. Son allure frêle en apparence, mais vive, est d’un contraste confondant avec la force et la sérénité qu’inspirent son visage et son sourire. Il m’invite à pénétrer dans le temple. Profusion de couleurs éclatantes, foison de fleurs et de fruits, les symboles bouddhistes et hindouistes ont cela en commun, une mise en scène cadencée par la gaîté et l’abondance. Placée au centre devant le mur en pierres du fond, l’imposante statue de Shiva domine. Paré de sa teinte bleue aux variations violettes, le Dieu Hindou incarne la connaissance suprême et universelle. A sa gauche, sous des traits tout aussi naïfs, la statue de Parvati son épouse, représente le principe féminin suprême.
Premier geste symbolique lorsque l’on pénètre dans le temple, l’arrosage du Lingam. Emblème de Shiva, le Lingam, sculpté dans de la pierre ou du bois, est la représentation, d’un phallus et d’une vulve, union de la masculinité et de la féminité. La musique rythmée, en l’honneur de Shiva s’harmonise avec le chant des oiseaux. Yak me montre comment constituer des petits bouquets de fleurs et de feuillage. Dans une coupe dorée j’en dépose 9, avec 32 bahts (moins d’un euro) d’un côté et 108 bahts de l’autre, en guise d’offrandes à Shiva. Dans une enveloppe je glisse un don. Les Chamanes n’ont pas de tarifs, leur demander combien coûte une cérémonie serait leur faire offense. A chacun des visiteurs d’estimer la valeur du temps que ces hommes et ces femmes consacrent à notre bien-être. Yak ne parle pas anglais, Sakda le deuxième Chamane fait la traduction.
De son regard fixe et franc, Yak m’interroge. Pourquoi suis-je ici ? J’avais à peine anticipé la question. Habituée à des douleurs chroniques et latentes du côté droit, dont j’ai fini par m’accommoder, je réponds que ce côté droit me gêne depuis des années, et que cette fragilité s’est manifestée au cours de plusieurs événements. Accident de scooter, chute de cheval, dégringolade depuis une mezzanine, à chaque fois le côté droit encaisse. Yak par
l’intermédiaire de Sakda me demande mon prénom, ma date de naissance, mon adresse. Les deux Chamanes échangent. Yak se lance dans un monologue, lève les bras se tourne vers Shiva, consulte du regard le troisième Chamane, sa femme. Plongée dans une profonde méditation, elle oscille avec la régularité d’un métronome. Yak revient à Sakda l’interroge. A ce dialogue se mêle la musique. Assise en tailleur, les mains jointes, puis posées sur les genoux, je cherche une position confortable. Dois-je écouter, dois-je méditer, dois-je prier ? Je ne comprends pas ce qui se dit, je ne comprends pas ce qui se joue. Mes yeux vont des statues de Shiva et Parvati, aux fleurs ; du lingam aux Chamanes, je suis étourdie. Je me sens l’exclue de ce conciliabule dont je suis l’enjeu. Je suis la présumée coupable sur le banc des accusés dans l’attente du jugement.
Enfin Sakda se tourne vers moi, me demanda si mon père est mort. J’hésite ayant peur d’une prémonition ou de ne pas avoir bien saisi la question. Non, mon père va très bien. Il me demande alors si j’ai un frère qui est mort. Non je n’ai pas de frère. Yak me regarde avec instance, il s’adresse de nouveau à Sakda. Un frisson me parcourt, mon regard se fige ma respiration s’accélère, je pressens ce qui va suivre. « Tu as perdu un être cher, un garçon, il y plus de 26 ans. Il est là assis avec nous, tu portes son âme sur ton épaule droite ». Je m’effondre. Le passé me rattrape. Toute l’émotion, toutes les larmes secrètes enfouies depuis des années jaillissent. A 6 000 km de chez moi, un homme que je ne connais pas m’annonce que le petit être que je n’ai pas su accueillir 26 ans plus tôt, ne m’aurait jamais quitté ? Pire je ne l’aurais jamais laissé partir complètement ? Ravagée par la culpabilité ?
Comme un appel au secours, mes yeux noyés, tentent de capter les regards des Chamans. Je n’y détecte aucune compassion, je ne sens aucun signe de réconfort. J’ai le sentiment d’être seule avec à ma détresse, face à mes juges.
Yak n’est pas là pour me plaindre mais pour m’aider. Le verdict tombe « Tu dois laisser partir cette âme, ce n’est pas bien de la garder, tu l’empêches de vivre une autre vie » Si la déchirure, et la douleur n’étaient pas aussi vives, j’en rirais. Est-ce vraiment ma faute si cette âme me colle à la peau ? Je n’ai rien demandé moi ! On m’accuse d’être responsable d’une situation qui m’empoisonne la vie. La culpabilité redouble. Me voilà, moi pauvre petite
« parcelle de vie » comme disent les bouddhistes, coupée de mon monde bien concret, bien réel, en prise avec un esprit. Et pourtant l’irrationnel se règle avec pragmatisme. Le chamane n’est pas là pour me consoler, me trouver des excuses, me rassurer, mais pour remettre l’énergie vital en marche : une bonne douche fera l’affaire ! Telle est ma sanction.
Yak retourne à Shiva. Dans un sceau rempli d’eau il jette fleurs, feuilles, encens, cires de bougie, cosses végétales. S’en suivent, prières, mantras, musique, incantations, Yak reprend sa communication avec les esprits. La femme chamane me conduit à l’écart me tend un sarong, me demande de me déshabiller entièrement et de nouer le tissu autour de moi. Je reviens près du temple, cette fois je reste à l’extérieur, je m’installe dans un espace qui ressemble à un puits qui aurait été comblé. Je m’assois sur un tout petit banc. Je sens la présence de Yak dans mon dos. D’un geste il verse le sceau au-dessus de ma tête. Je dois me frotter pour me débarrasser de l’eau et de l’esprit. Je dois demander à l’esprit de m’excuser de l’avoir gardé avec moi. Je retourne mettre mes vêtements, le sarong sera jeté, ou brûlé.
La cérémonie se poursuit devant un monticule de sable dans lequel je plante bâtons d’encens et bouquets de fleurs. Je donne enfin à l’âme de ce garçon, sa liberté.
Yak me demande de revenir le voir un dimanche.
Un mois plus tard je retourne au temple. Le Chamane me confirme que l’esprit est parti. Il me parle alors de la colère que je trimballe depuis l’enfance, de la petite fille révoltée, incomprise, désarmée à la mort de son arrière-grand-père. Les émotions trouvent toujours ancrage sur la partie fragile de votre corps.
Une incompatibilité sanguine de mes parents aurait désigné mes intestins, comme mon talon d’Achille. D’où l’intolérance au gluten et cette irritation intestinale permanente. Du bouddhisme j’ai retenu l’impermanence des choses. Je sais que rien ne dure, le bon comme le moins bon.
Désormais rodée à la cérémonie, j’assiste aux rituels chamaniques sans appréhension, sans émotion débordante. Yak me conseille d’adopter une alimentation végétarienne en accord avec les besoins de mon corps. Je dois aussi méditer tous les jours et surtout laisser mon esprit en paix, ne plus penser au passer. Il m’assure que dans 3 mois j’aurai repris du poids. Je serai forte, s’amuse-t-il à mimer en plaçant ses bras à la hauteur de ses épaules pour faire gonfler ses biceps, pas tellement plus galbés que les miens, mais ô combien plus sûrs de leur puissance. Dans 3 mois j’aurai retrouvé mon énergie vitale. Parole de Chamane.
Ce voyage hors du temps, hors du concret, contraire à toute notion de rationalité, me plonge dans une profonde perplexité. Chahutée par tant de contradictions je me noie dans moult réflexions. Ici je suis confrontée à une autre réalité, une réalité que je situerais à des années lumières de la mienne. Ma grille de valeurs, mes repères s’en trouvent bouleversés. Depuis le début de mon immersion dans la Thaïlande profonde, j’apprends que les questions cartésiennes trouvent rarement de réponses, que la projection dans le temps n’a pas de sens pour ce peuple guidé par le bouddhisme, respectueux du mystère des Esprits. Et si j’acceptais seulement ce qui vient à moi…
Article de Laurence Minier
3 Comments
Sandrine Catineau
Merci pour ce beau partage …
Colette BILLAUX
Une belle et riche expérience c’est toujours “nourrissant “. merci pour ce beau récit !
Nul nécessité pourtant d’aller très loin pour élargir notre vision, notre logique, d’occidentaux, pour découvrir d’autres réalités, d’autres dimensions .
L’ esprit des Celtes – par ex. – est encore présent dans notre douce France …Il y a des chamanes (dignes de ce nom ! ) parfois très près de nous. Il suffit juste d’écouter notre ressenti pour ne pas donner crédit aux personnes peu sérieuses .
Bon chemin !
spicynote
Cette rencontre était sur le chemin de Laurence, sans qu’elle la cherche. De plus, c’est arrivé il y une vingtaine d’années, à une époque où l’on parlait bien moins de chamanisme que de nos jours.
Mais c’est vrai, ces choses qui nous paraissent surnaturelles sont parfois à portée de main, juste à quelques encablures de chez nous…
Et par ailleurs plus accessibles qu’on ne pourrait l’imaginer, pour peu que l’on travaille à ouvrir les portes de son esprit. Pour certains, c’est un don !…